Ils habitaient tout trois dans une bâtisse ayant vu passer des générations d’aïeux, une vieille maison de pierres blanches que pourtant rien ne semblait user, ni la pluie ni les ans, ni le puissant vent qui agitait sans distinction les arbres de la forêt et ceux du jardin sauvage, qui d’ailleurs faisait plutôt penser à une jungle de lierre.
Ils étaient trois, ils avaient l’air inséparables, pourtant le destin en avait décidé autrement, ils avaient l’air inséparables comme les trois doigts de la main gauche du père, qui pourtant n’allaient pas tarder à tomber comme les deux précédents. Le père s’était réveillé un matin avec un doigt en moins, le matin de la mort de sa mère. Le jour où sa femme disparut, ç’en fût de même.
La mère s’était éteinte avant même de nommer les créatures qui avaient surgi de son ventre dans cette senteur âpre de sang, la dernière odeur qui l’enivra. « Si elle n’a pas donné de nom à ses fils, nul autre ne leur en donnera », décida le père. Pour les désigner, on les appelaient l’Aveugle, le Sourd et le Muet, non pas qu’ils le furent, mais l’un ne voyait jamais rien, l’autre n’entendait guère, et le troisième se taisait. Leurs sens étaient tous éveillés, mais quand le vent d’automne fait s’aplatir les trop rares fleurs, il vaut peut être mieux ne pas le voir, ne pas l’entendre, et ne rien dire.
La vie ruisselait souvent sur les joues des fils. Alors, tous les soirs, le père s’asseyait dans son vieux fauteuil et chantonnait, comme pour oublier la misère, pour extérioriser une envie de chaleur qu’il n’osait pas leur offrir. Alors, c’était la voix de l’homme en faiblesse de l’âge qui dansait sur les joues des freres :
Comme un papillon de nuit
C'est la lumière qui m'attire
La Flamme qui m'éblouit
Je sens mon corps qui chavire
La chaleur qui m'envahit
Comme un papillon de nuit
Un soir, le père, malade, s’était couché sans avoir chanté. L’Aveugle ne trouvait pas le sommeil, car la lune avait trouvé cachette dans son cœur, il comprit que l’astre la hantait. il se leva, la lune était noire, pourtant il la voyait distinctement. Comme hypnotisé par l’astre que seule lui voyait, l’Aveugle passa par la lucarne et s’allongea sur les tuiles froides et instables. il s’endormit là, les yeux grand ouverts, fixés sur la lune.
…C’est la lumière qui m’attire, La flamme blanche qui m’éblouit…
Aux première lueurs, le père n’avait plus que deux doigts.
Quand la nuit arriva, le Sourd, tourmenté par la mort de son frere, rêvait éveillé à la main gauche du père. Cette fois encore, il n’avait pas chanté. il n’avait jamais entendu l’air quotidien, pourtant cette nuit-là, il en avait besoin. Soudain, il entendit une chanson, pourtant nul n’agitait les lèvres. C’était le vent. il se leva, marcha jusqu’au jardin, et s’allongea dans l’herbe humide pour l’écouter murmurer ses refrains.
… Je sens mon corps qui chavire…
Et quand le coq chanta, il ne restait au père que son pouce.
Quant à lui, Muet, il taisait le désespoir qui le saisissait. il attendait son tour, il savait qu’il viendrait sans tarder. Alors, il embrassa les mains de son père en signe d’adieux –à cet instant, le dernier doigt disparut, et il resta seul dans sa maison de souvenirs et de poussière.
Le Muet s’enfuit en forêt dans l’espoir d’échapper à la malédiction qui frappait sa race.
Il marcha 7 jours et 6 nuits. A la septième nuit, il arriva devant un immense hêtre. il escalada son tronc et, parvenu à la cime, se fit cette réflexion : « à quoi bon une vie d’errance à attendre sa mort ? Autant la presser et en finir ». Le Muet se jeta en l’air en fredonnant pour se donner sur courage :
Comme un papillon de nuit
J'oublie le temps qui me reste
Attirée par l'infini
Je sens mon corps qui dérive
Ma raison qui s'engourdit
Comme un papillon de nuit
A cet instant, un tourbillon de couleur s’empara de son corps et l’éleva au-dessus de la forêt. Quand le tourbillon disparut, il avait transformé le Muet en une petite créature pourvue de grandes ailes colorées.
Ainsi naquit le premier papillon qui donne couleurs à la nuit.
[...]
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