Deux silhouettes sont assises dans des fauteuils, de part et d’autre d’un âtre bien entretenu et crépitant, rayonnant d’une douce lumière orangée dans la pièce…
Qui est Deoric ? Mais un Seigneur de l’Aube, cher ami, tu le sais bien ! Ah! Qui il est réellement ? Et bien, tu devrais le lui deman… Oh oui, c’est vrai, j’oubliais qu’il est parti depuis quelques semaines, tu as raison… J’étais à nouveau habitué à sa présence, excuses-moi. Et bien, alors, laisses-moi te conter son histoire, cela fera passer cette froide nuit bien plus rapidement…
J’ai connu Deoric à son arrivée au Temple de Valin, il y a maintenant bien 15 ans. J’étais novice, quand ce timide jeune homme de 13 ans est arrivé sur un brancard, porté par deux paysans ; il était plein de sang, couvert de plaies, et ses cheveux étaient blancs… Oui, blancs, déjà. Je ne l’ai jamais connu autrement. Tu pensais que cela venait de son grand âge ? Oh non, il n’est pas si vieux, tu sais ! Mais laisses-moi poursuivre, tu comprendras. On nous apprit alors sa terrible histoire :
Deoric était né dans un petit village de la région. Fils de paysans, il a dû avoir une jeunesse heureuse, entre les prés, ses camarades, les travaux des champs et les fêtes dans les tavernes… Je pense que c’est le besoin de revivre au grand air qui l’a poussé à voyager, ensuite.
Je crois que tout se passa plutôt bien pour lui, jusqu’à ce qu’un redoutable nécromancien arrive dans la région pour essayer de retrouver je ne sais quel secret interdit. Il se mit à réveiller les morts pour les questionner et les laissa mesquinement errer après avoir récolté les informations qu’il désirait. Forcément, une goule est toujours affamée, et il lui faut se nourrir. Les paysans constatèrent des pertes de bétail, certaines nuits, et ils rentrèrent dès lors les bêtes à la nuit tombée.
Ainsi, les mort-vivants ont dû avancer davantage pour se nourrir, et sont arrivés au village… Oui, le même petit village où habitait Deoric. La surprise fut totale, et le carnage vraiment effrayant… Deoric et sa famille vivaient dans une petite bicoque un peu à l’écart du village, et après que la menace des “deux fois nés” fut anéantie par une milice envoyée en urgence par les autorités locales, on commença à compter les morts ; on retrouva la maison des Darfhen écroulée. Personne ne sut jamais ce qu’il s’était passé mais, dans les décombres, on découvrit Deoric, qui avait 12 ans à l’époque, complètement recroquevillé sur lui-même, plein de sang, ses flancs lacérés de griffures, ses côtes pour la plupart brisées. Ses yeux bleus pâle étaient grands ouverts et fixaient le vide, et son abondante tignasse de jais était devenue complètement blanche. Trois jours étaient passés depuis le carnage quand on le découvrit ainsi. Il aurait du mourir cent fois, mais il s’est accroché et a tenu bon.
On le mit précautionneusement sur un brancard et on l’apporta à une sage-femme du village voisin pour le faire soigner. Elle décida qu’il fallait qu’il se repose et le cloîtra dans une pièce sombre. A peine plongé dans l’obscurité, Deoric fut pris de panique et rua, se cabra, manquant de se tuer avec toutes ses côtes cassées.
Comprenant que l’obscurité l’avait marqué à jamais, la sage-femme entreprit de l’amener au Temple du Lumineux Valin, le nôtre. C’est là que je l’ai rencontré, et que l’on m’a chargé de le soigner. Ses blessures se refermèrent grâce à la miséricorde de Valin, et ses os guérirent.
Pendant quatre ans, il ne prononça aucune parole et resta prostré sur son lit, inerte, comme mort. Il ne supportait effectivement pas l’obscurité, et une lumière devait l’éclairer à chaque instant, sinon, il se débattait, comme atteint par une transe incontrôlable. Le mystère qui l’entourait était grand, et la compassion pour son calvaire également. Je priais chaque jour pour que mon patient guérisse…
Puis je fus exaucé un matin de printemps, au moment même où le soleil éclairait son doux visage. Il dit simplement “Bonjour” et me souria, alors que je voulais le faire boire. Mon cœur fut empli de joie et d’allégresse et j’allais directement chercher le Prieur, qui me félicita, par ailleurs pour mes bons soins.
Deoric disait ne pas se souvenir de la terrible nuit où les mort-vivants avaient attaqué son village, et la nouvelle du décès de ses parents l’affecta terriblement. Je craignais qu’il ne retombe dans son mutisme, mais il tint bon. Pour ma part, je pense qu’il se souvenait parfaitement de cette nuit, mais ne voulait pas être questionné dessus, ne désirant nullement raviver de si pénibles souvenirs.
Il comprit que Valin lui avait accordé une grande faveur en ne l’ayant pas laissé glisser vers la Grande Nuit et il s’intéressa à notre Culte. Il apprit avidement, et après avoir saisi les préceptes en quelques semaines à peine, il nous annonça sa décision : il allait rentrer dans l’Ordre ! Quelle ne fut pas notre joie ! Ce garçon rayonnant et d’une telle gentillesse allait nous rejoindre ! Nous devînmes rapidement amis.
Au bout de quelques années d’études, il décida de rejoindre, peut-être par goût du voyage, peut-être par envie de vengeance, la branche la plus martiale de notre clergé : les Eclaireurs. Il apprit à chasser les mort-vivants de la manière la plus efficace, après les avoir longuement étudiés.
A 24 ans, il était le plus implacable et le plus motivé des Eclaireurs. Il mettait un point d’honneur à ce que tout ce qui aurait dû être mort dans la zone de chasse le soit effectivement à son retour au Temple. Il faisait d’ailleurs peur à la plupart des Eclaireurs. Sa frénésie au combat le mettait lui et ses compagnons en grand danger : pourtant bon archer, il n’hésitait pas à aller au contact. Ce comportement était, à mon avis, une suite logique du traumatisme qu’il vécut dans sa jeunesse. Chose compréhensible, je crois. Mais d’autres ne le comprirent pas ainsi.
Le Prieur lui reprocha d’être trop fanatique dans son comportement, et lui intima l’ordre de cesser sa vengeance aveugle. Deoric, après cette verte remontrance, décida de s’en aller. Je ne pouvais même pas intervenir, étant alors bien inférieur en rang au Prieur.
Il partit donc, et j’entendis parfois parler de lui, quand il passait dans les régions voisines. Il avait rejoint un groupe d’aventuriers, et voyagea beaucoup. D’aventures en aventures, sa réputation grandissait.
Tous les ans, des sommes importantes nous parvenaient pourtant, avec une lettre m’étant adressée. Le vieux Prieur regrettait de l’avoir quasiment chassé, mais ne pouvait l’accueillir à nouveau sans perdre la face.
Pendant 3 ans, j’obtins de ses nouvelles annuellement, et je n’oubliai jamais son large sourire et sa bonne humeur communicative.
Puis arriva le jour que je redoutais depuis longtemps. Le Prieur, malade depuis de longs mois, décéda, et j’héritai de sa charge.
La première chose que je fis fut d’envoyer des missives un peu partout pour essayer de retrouver mon seul véritable ami.
Aucune réponse ne me parvint avant trois ans. Croyant Deoric mort, j’en fis mon deuil avec beaucoup de difficulté et de chagrin, et repris péniblement la gestion du Prieuré.
Quelle ne fut pas ma surprise quand il reparut au Temple un beau matin, à l’aube. Il avait le regard plus fier que jamais et semblait en paix. Il me signifia son intention de rester un peu ici.
Ce fut avec bonheur que nous le côtoyions chaque jour. Il donna quelques cours pratiques aux Eclaireurs du Prieuré, grâce à sa longue expérience de la chasse. Il avait alors 32 ans. Il resta un an et pria énormément et écrivit quelques notes à l’intention des générations futures d’Eclaireurs. Je crois qu’il avait vraiment le besoin de croire en la Lumière de Valin. Il avait, je pense, la foi pour survivre et surmonter toutes ces horreurs, qu’il affrontait quotidiennement avec une bravoure et une rigueur impressionnantes.
Il partit un soir, en me laissant un mot : il avait entendu parler d’activité mort-vivante lors de sa dernière sortie en ville. Kultar et Marnwe, deux jeunes Eclaireurs, disparurent également le lendemain. Une lettre de Deoric me parvint le surlendemain, expliquant que les deux jeunes guerriers l’avaient suivi et rattrapé, et il les avait acceptés sous sa tutelle. La lettre était pleine de gêne et se confondait en excuses.
Et on en entendit plus parler de Deoric avant trois semaines, où il revint, visiblement très affecté, blessé, et seul. Les deux Eclaireurs avaient péri dans une opération qu’il voulait mener seul. Les jeunes guerriers avaient désobéi et s’étaient jetés entre un vampire et lui. Ils avaient payé cette imprudence de leur vie. Attristé par cette nouvelle et pensant le réconforter, je lui fis savoir que pendant qu’il était reparti, j’avais parlé de ses actions au Conseil du Clergé, qui avait décidé de le porter au rang de Seigneur de l’Aube. Il accepta son avancement, mais ne montra aucune joie.
Il travailla dur pour être à la hauteur de son nouveau statut, mais, toujours, le souvenir des deux Eclaireurs revenait le hanter. C’est après cette nomination, et après qu’il eût digéré les décès de Kultar et Marnwe que j’ai noté le changement le plus profond en lui : tout le jour, il était ouvert, souriant, et affable, mais dès la nuit tombée, il devenait agressif, ou mélancolique, ou méchant dans ses paroles…
Une transformation s’opérait clairement en lui : Valin lui redonnait espoir à chaque lever de soleil et l’énergie solaire circulait en lui aussi longtemps qu’il faisait jour. Mais, dès la nuit venue, la vilenie du monde le rongeait, et il sombrait peu à peu, jusqu’au jour suivant. Il ordonnait qu’on le laissât seul dès le coucher du soleil, et je veillais à ce que cet ordre soit respecté. La nuit, tous les cauchemars de sa vie, les morts, les combats, le malheur du monde, revenaient le hanter. La vie est une lutte incessante entre l’ombre et la lumière. Dans l’ombre, les démons ont plus de pouvoir et la lutte est plus acharnée…
Mais au petit matin, il était parmi les premiers à guetter fébrilement le lever du soleil, et, une larme coulant sur son visage, il aimait à murmurer : “Chaque matin est miracle, mais, malheureusement, seuls ceux qui ont les cheveux blancs s’en rendent compte…”
Un soir, Deoric me fit brutalement savoir qu’il était temps qu’il reparte. C’était il y a quelques semaines, cher ami.
Il est dommage que tu ne sois arrivé qu’il y a deux semaines, tu as raté un homme très sympathique, jovial et vraiment agréable. De jour, il va de soi. Le soir et la nuit, il vaut mieux le laisser maugréer seul, ou il pourra, je le redoute, se montrer agressif. Je suis convaincu que les démons qui le rongent datent de son adolescence. Mais je ne peux pas le vérifier, puisqu’il est parti… Pardon ? Quand rentrera-t-il ? Oh, je ne le sais pas, mais je n’ai que peu d’espoir qu’il revienne un jour. Ah, tu en as, toi ? Pour tout te dire, j’espère aussi qu’il reviendra… Et… Pardon ? Comment le reconnaîtras-tu ? Voilà une bonne question !
Et bien, Deoric a les cheveux noirs à nouveau, longs et en bataille. Ses yeux bleu clair tranchent de beaucoup sur son visage, sévèrement buriné par le soleil. Oui, il disait toujours aimer prendre tout ce qui vient de Valin, jusque dans les excès. Il a une cicatrice de la tempe jusqu’au haut de la joue, sur le côté gauche de son visage, un vestige de l’attaque de son village. Il porte en général une armure sombre, comme témoin de son malheur une fois la nuit tombée. Il en change, parfois. Il possède un arc long harnaché à son cheval bardé de cuir et de métal. Une cape rouge sang flotte dans son dos… Ah, et le symbole de Valin est tatoué dans la paume de sa main droite… Si avec tout ça, tu le laisses passer sans m’en avertir, tu auras de mes nouvelles, cher ami !
Les deux silhouettes se sourient amicalement et, perdues dans leurs pensées, gagnent leurs cellules monastiques en silence…
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